Robert Michel (12 octobre 1884-13 octobre 1914)

Robert Michel (12 octobre 1884-13 octobre 1914)
Robert Michel.
© Ecole nationale des chartes

Âme d'élite et charmant camarade, qui débutait à peine dans la vie, — il était marié depuis un peu plus d'un an, — Robert Michel avait connu de brillants succès au lycée Henri IV, dont il fut l'élève, à la Sorbonne, où il conquit la licence ès lettres, à l'École des Chartes, où d'excellentes études furent couronnées par l'obtention de la première place et le prix de thèse. Persévérant, actif, ardent, passionné pour le beau et pour le vrai, il joignait à des qualités de saine érudition un sens esthétique très sûr et une souple dialectique. À l'École française de Rome, aux Archives nationales, où on l'accueillit avec joie, partout où il passa, il déploya une activité brillante et se concilia les sympathies de tous. Ses premiers travaux l'avaient attiré vers le Midi, telle sa thèse, L'administration royale dans la sénéchaussée de Beaucaire au temps de saint Louis, qui lui valut le second prix Gobert à l'Académie des inscriptions en 1910. « Ce premier livre classa son auteur parmi les érudits de haute marque. Ses années de séjour à Rome furent des années d'émerveillement. Devant les chefs-d'œuvre éternels, sous les caresses de la lumière, son esprit s'élargit encore et son âme acheva de s'épanouir. Les lettres qu'il écrivit à cette époque sont toutes marquées du même enthousiasme, de la même ferveur passionnée. Il ne se contenta pas d'ailleurs de regarder, d'admirer, de respirer à pleins poumons un air chargé de gloire et de beauté ; il travailla sans relâche dans la mine inépuisable des archives vaticanes et, peu à peu, se formait à ses yeux le dessin de ce qu'il voulait être son œuvre capitale : le règne des papes d'Avignon. »

Mais Robert Michel n'était pas de ceux qui se confinent dans les bibliothèques et qui n'ont d'autre horizon que les murs étroits d'un cabinet de travail. Profitant du moindre moment de liberté, il multipliait les voyages à Rome et dans cette Provence qu'il aimait chaque jour davantage, qu'il apprenait chaque jour à mieux connaître. Lisez par exemple ce raccourci de l'œuvre de Mistral, d'une tenue si littéraire et d'un sentiment si profond : « On multiplierait aisément' les souvenirs de l'histoire et de l'art qui surgissent à chaque pas dans l'œuvre incomparable de Mistral. En y glanant, qui ne pourrait composer un bouquet tout embaumé du'parfum de la Provence ? On dégage- rait aisément le spectacle pittoresque et précis de la vie paysanne qui revit en tant de scènes fameuses. Vincent, le vannier de la Crau, pâtres, pêcheurs et marins de la côte, agriculteurs de la plaine, tous ceux à qui la nature enseigne le rythme du travail, nous les voyons accomplir sous nos yeux leur tâche quotidienne. Telle est la loi du génie. Il ne crée point de chef-d'œuvre en dehors du milieu où il puise sa sève. La vraie grandeur ne consiste pas à s'évader de la réalité, mais à savoir en rendre la beauté profonde. Et pour être le peintre d'une race, d'une civilisation, il faut joindre à l'amour de la vie présente le culte et l'intelligence de la vie passée qu'évoque pour nous l'histoire épelée dans le livre d'or de nos monuments. » C'était en effet, pour Robert Michel, un principe d'associer intimement la recherche historique à l'examen des monuments. Ce principe, il l'applique dans ses études successives sur les fresques de la chapelle Saint-Jean à- Avignon, sur Matteo de Viterbe, sur la défense d'Avignon au temps d'Urbain V, sur le tombeau d'Innocent VI à Villeneuve-lez-Avignon, et tant d'autres qu'il a données à la Bévue de l'Art chrétien, à la Gazelle des Beaux-Arts, aux Archives de l'Art français, aux Mélanges de l'École de Borne, à la Bibliothèque de l'École des Chartes, à la Bévue historique, à l'Académie de Vaucluse, aux Mélanges Bé- monl. Nul mieux que lui ne connaissait l'histoire et l'art du Comtat au xive siècle, nul ne suivait avec plus d'intérêt les
découvertes récentes que les travaux de restauration du Palais des papes permettent de mettre à jour. Toutes ces études fragmentaires le préparaient admirablement à un ouvrage sur l'architecture militaire du Comtat au moyen âge, qui devait être sa thèse de doctorat, et à une monographie du Palais des papes, pleine de révélations impatiemment attendues, et déjà élaborée. Les quelques semaines qui suivirent la mobilisation le virent au dépôt de Montargis, d'où il écrit le 7 août : « Nous n'aurons pas vécu en vain si nous pouvons donner notre vie pour la grande cause de la France. Elle est fidèle à sa plus belle mission historique. Après quarante ans de paix, où elle a laissé saigner silencieusement la blessure qu'elle porte à son flanc, elle se lève aujourd'hui pour défendre son droit et sa vie. Ce n'est pas un enthousiasme belliqueux qui nous anime et le dangereux désir de vaines conquêtes. Ce qui nous enflamme et nous anime, c'est d'être en Europe le champion de la liberté, et de voir se cristalliser sous le drapeau, emblème de tout ce qui nous est cher, tout ce qui dans la vieille Europe veut vivre libre et refuse d'abdiquer devant le sabre prussien... Et nous reprenons confiance dans notre idéal séculaire et le génie de notre race qui ne peut pas mourir. » Et le 14 : « Il régnait au départ une égalité magnifique. À jamais on reste heureux d'avoir vu une grande démocratie animée d'un sentiment unanime. Et cela efface bien des fautes et console de bien des spectacles. Il faut avoir confiance. Nous n'avons pas le droit de ne pas vaincre : ce serait trahir la France et le droit. » Le sergent Robert Michel est parti trop tôt pour assister à la victoire qu'il attendait. Le 13 octobre, à la nuit, sa section se trouvait en soutien à 150 mètres environ des tranchées de première ligne, dans le secteur nord de Soissons, entre Cuffies et Crouy. L'ennemi ayant prononcé une attaque contre un point faible de la ligne avancée, il résolut d'aller occuper immédiatement ce point, malgré la pluie des balles, et, à l'instant même où, à la tête de sa petite troupe, il franchissait une crête en terrain découvert, il fut frappé d'une balle qui lui traversa le cœur. Son lieutenant salua ce brave entre les braves, « de la plus haute valeur intellectuelle et morale, au patriotisme ardent, au cœur haut placé, qui avait sur ses hommes une prodigieuse influence, les entretenant souvent de la grandeur de la France et de la noblesse de la tâche du soldat ». L'énergie morale, la force de volonté, le caractère, tout cela l'apanage de Robert Michel, qui écrivait encore peu de jours était avant sa mort : « On se rend compte que c'est l'esprit qui gagne les batailles autant que le canon et que le plus grand malheur pour les individus comme pour les peuples est de n'avoir pas d'idéal. » Puisqu'il a fallu que notre jeune ami fût l'une des victimes tombées en défendant le sol piétiné par les ennemis de l'art et de la civilisation, le sacrifice semble plus grand encore quand on voit en cet holocauste disparaître un de ceux qui semblaient par leurs études le mieux désignés pour évoquer l'une des plus merveilleuses phases de cet art et de cette civilisation.